L’entrée dans l’isolement : les 4 ruptures
La lutte contre l’isolement fait partie des missions principales de beaucoup d’associations souhaitant agir en direction des populations séniors. Pontem ne déroge pas à la règle. C’est d’ailleurs la lutte contre cette grande cause qui a mis en mouvement les personnes fondatrices de l’association. C’est en 2019 que Pontem sort tout doucement de terre et déjà, à ce moment-là, un trop grand nombre de personnes âgées se trouvent en situation d’isolement, voire même, de mort sociale. Nous entrons dans l’action dans un contexte social et sanitaire inédit, à la veille de la crise du COVID-19 qui s’avérera être un véritable révélateur de la gravité des situations d’isolement vécues par nos aîné.e.s.
Pour agir, il nous semble important d’abord, de comprendre. Et nous sommes convaincus que pour comprendre, il est primordial de se former, le plus largement et profondément possible, aux enjeux visés. Nous avons alors fait de l’isolement un des sujets principaux de notre recherche associative. Il en résulte notamment la formalisation de ce que nous nommons, au sein de l’association, les quatre ruptures favorisant l’isolement des personnes âgées en France.
“La vieillesse est un stade de la vie au cours duquel les relations se réduisent au cercle familial (vieillir, c’est voir disparaître les relations de travail, puisqu’on ne travaille plus, et aussi les amis, soit parce qu’ils se sont éteints les uns après les autres, soit parce que les liens avec eux se sont progressivement mais inexorablement distendus puis rompus, en raison de l’impossibilité de se déplacer pour les voir)”.
Dans cet extrait du livre de Didier Eribon, « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple », sorti en 2023, l’auteur résume à la perfection de ce que nous appelons les quatre ruptures de vie. Il insiste notamment, dans le début de son propos, sur ce qui s’apparente à la première rupture de vie majeure pouvant conduire à l’isolement, celle de la sphère professionnelle.
Bien que parfois subies, les relations sociales de la sphère professionnelle contribuent de façon importante au maintien des individus dans le tissu social et sociétal. Elles sont par ailleurs souvent associées par les personnes à un sentiment d’utilité sociétale. Celui de faire partie d’une « communauté d’actifs » qui participent à la production de ce qui les entoure. Elles nous permettent d’endosser un « rôle » reconnu socialement, et par lequel nous nous définissons au moins en partie. Quitter le monde des « actifs » c’est donc laisser derrière soi une quantité de liens sociaux ainsi qu’un rôle sociétal endossé depuis parfois de très nombreuses années. Ce n’est pas sans conséquence, loin de là.
Pointer du doigt la sphère professionnelle comme productrice de liens sociaux et dont l’absence contribue à l’existence de situations d’isolement ne signifie pas pour autant que nous souhaitons défendre ou promouvoir le travail, ou même militer contre l’accès à la retraite. Bien au contraire. Pour autant, les personnes actives sont-elles prêtes à ce changement de vie soudain ? Sommes-nous collectivement conscients de ce que produit une telle rupture de vie ? Quelle sensibilisation et quelles solutions pouvons-nous apporter pour lutter contre cette première situation productrice d’isolements ?
Avec la perte de l’environnement professionnel, ce sont sur les autres sphères sociales que les liens vont devoir reposer. Sans le contexte du travail pour créer des liens, la capacité de la personne à pouvoir « aller-vers » l’autre devient plus que jamais primordiale.
Didier Eribon nous parle ensuite de la perte progressive des liens amicaux tissés par sa mère au fur et à mesure que celle-ci vieillit. Deux facteurs peuvent expliquer les raisons de la diminution progressive des liens amicaux. Tout d’abord, les amis des personnes âgées vieillissent en même tant qu’elles. La mort de ces derniers contribue à la diminution des relations d’amitié de longue date (celles qui comptent le plus dans bien des cas). Ensuite, c’est l’incapacité progressive de se mouvoir qui rend les contacts plus difficiles. Au fur et à mesure des douleurs physiques, d’une fatigue grandissante ou bien de la baisse des capacités sensorielles, le territoire de la personne âgée se réduit. Il n’est plus possible de parcourir les mêmes distances qu’avant pour voir ses amis. Et puis, un jour, il devient difficile de sortir de chez soi. Il faut alors compter sur ses amis et sur leurs capacités à pouvoir venir jusqu’à soi. Sans cela, le lien social ne s’incarne plus physiquement. Le téléphone et les autres nouveaux moyens de communication peuvent pallier cela mais ne remplaceront jamais la présence physique. Cette difficulté à se mouvoir constitue pour nous la seconde rupture de vie majeure facilitant une fois de plus un glissement vers des situations d’isolement.
Pour aborder la troisième rupture, il faut s’intéresser de plus près aux liens familiaux. Ces liens sont d’ailleurs au coeur du livre de Didier Eribon, que nous vous conseillons vivement tant il permet de comprendre et de ressentir, grâce à son format autobiographique, tout ce qui se joue personnellement, socialement et sociétalement dans une situation de vieillissement, dans une famille Française singulière, comme tant d’autres la vivent intimement.
Le type de lien familial dont nous souhaitons parler ici est celui existant au sein du foyer de vie. En effet, en considérant la difficulté de se mouvoir comme rupture de vie facilitant l’isolement, la présence d’une autre personne (de sa famille traditionnellement, mais il pourrait en être autrement) au sein du foyer pourrait constituer un rempart important face à ce phénomène. En effet, partager son foyer avec son conjoint ou sa conjointe (situation la plus fréquemment rencontrée) offre l’opportunité aux personnes vieillissantes de partager des moments du quotidien, de partager des activités, de discuter et de s’entraider. Cela leur permet également de vivre un lien social rempli d’émotions telles que la tendresse ou l’amour, primordiales au « bien vieillir ».
Les professionnel.le.s avec qui nous collaborons nous partagent parfois (quand cela est nécessaire) les raisons des entrées des personnes âgées dans leurs établissements. Il est fréquent que celles-ci se fassent à la suite directe de la perte de la personne qui partageait jusqu’à il y a peu, le foyer. L’isolement soudain qui survient suite au décès ou au placement en institution du binôme de vie contribue à un glissement cognitif et/ou psychologique rendant encore plus difficile le quotidien. La perte d’autonomie, associée souvent à une perte du goût de vivre peut s’installer très rapidement. Quant bien même certains membres de la famille, très souvent les enfants, peuvent se rendre présents pour la personne âgée, cela ne remplace pas une vie quotidienne partagée.
Malgré la solitude et la difficulté d’une vie seule chez soi, c’est pourtant comme cela qu’une grande majorité de personnes âgées en France s’imagine vieillir puis mourir. 81% des Français souhaitent mourir chez eux selon une étude réalisée par l’ONFV en 2011. Malgré ce souhait, seule une petite minorité de personnes décèdent à leur domicile en France. C’est ce que nous apprend Caroline Gallé dans l’ouvrage collectif « Histoires de morts au cours de la vie » : « Plus de 80% en 2007 décèdent à l’hôpital. Il y a une cinquantaine d’années environ, plus de 80% des malades décédaient chez eux. ». La vieillesse et la fin de vie n’ont jamais été aussi médicalisées qu’aujourd’hui. Il ne fait aucun doute que ce choix de société tire son origine, au moins en partie, dans la volonté d’allonger l’espérance de vie en apportant un cadre quotidien adapté, passant en grande partie par des soins en santé individualisés et personnalisés tant que possible. Cependant, il va à l’encontre des choix individuels d’une grande majorité de personnes vieillissantes.
Ce choix sociétal de l’institution comme solution de prise en charge de la vieillesse, compréhensible autant que critiquable (ce n’est pas notre sujet ici), constitue la quatrième et dernière rupture majeure de vie conduisant à l’isolement des personnes âgées dont nous souhaitons parler dans cet article. “L’admission dans une maison de retraite signifie en général non seulement la rupture définitive des liens affectifs anciens (famille avec qui l’on vit, réseau de voisinage, etc…), mais aussi la cohabitation avec des êtres qui ne sont liés à l’individu par aucune relation affective positive. Quand bien même des soins physiques prodigués par les médecins et le personnel soignant seraient excellents, ils ne peuvent empêcher le fait que couper les personnes âgées de la vie normale et les rassembler avec des inconnus signifie les condamner à la solitude. Je ne pense pas ici seulement aux besoins sexuels, qui peuvent être très actifs jusqu’à un âge extrêmement avancé, (…) mais aussi aux intensités émotionnelles qui existent entre des gens qui ont du plaisir à être ensemble et ont un certain attachement l’un pour l’autre.” Que rajouter à cet extrait de l’ouvrage de Norbert Elias écrit en 1987, « La solitude des mourants ». Nous comprenons admirablement bien en lisant ces lignes écrites il y a 35 ans ce qui se joue dans ce que nous pourrions qualifier d’un « déracinement » social et environnemental. Didier Eribon personnifie aujourd’hui les propos de Norbert Elias en citant les mots tenus par sa mère lors de son entrée en EHPAD : « Ah, mais non, je ne veux pas parler avec toutes ces vieilles ! » Puis il ajoute : « Au fond, elle me criait son refus : elle n’acceptait pas d’être abandonnée, enfermée avec des gens qu’elle ne connaissait pas, et avec qui elle était obligée de cohabiter, après avoir été coupée du monde qui avait été le sien quand elle était encore “chez elle”, et dont elle ne parvenait pas à faire le deuil, même si ce monde s’était réduit à bien peu de choses – et à bien peu de relations et de visites – au cours des dernières années et surtout des derniers mois. »
Cette dernière rupture, présentée telle que nous le faisons ici, pourrait laisser à penser que nous serions favorables à une prise en charge familiale de la vieillesse. Ce n’est pas le cas. Laisser reposer la prise en charge totale ou partielle de la vieillesse aux générations familiales plus jeunes contribuerait à une création d’inégalités sociales en fonction de la quantité de capitaux économiques et culturels détenus et hérités par chaque famille ainsi qu’au hasard des trajectoires de vie de tout à chacun. Et ce sans parler de l’ensemble des problématiques induites par l’aidance familiale. Le parcours de vie de chaque famille, génération et individu impose de réfléchir à la question de la prise en charge de la vieillesse en dehors de la famille, à un niveau sociétal. Nous pensons dans Pontem que les réseaux d’amitiés territorialisés, et la construction globale d’une société basée sur les échanges intergénérationnels pourraient constituer l’une des réponses à de nombreuses situations de vieillissement.
Ces quatre ruptures constituent pour nous un outil méthodologique dans notre analyse des situations vécues autant que dans le choix de stratégies d’actions à mener. De notre côté, nous sommes convaincus que c’est au travers de l’émergence d’une société intergénérationnelle que nous pourrons répondre le plus globalement et justement possible à cette problématique majeure qu’est celle du vieillissement et de l’isolement de nos aîné.e.s. C’est pour cette raison que nous développons depuis plusieurs années maintenant, différents projets intergénérationnels, pensés comme des réponses directes à ces ruptures.
Nous espérons, à notre échelle, pouvoir contribuer au développement, y compris au plus grand âge, à ce que Erwin Goffman appelle le « territoire du moi », « c’est-à-dire l’ensemble des droits, des places, des espaces, des relations qui définissent ce que nous sommes. »
Crédits photo : Sasha Freemind